"Jean-François Delfraissy, directeur de l'ANRS, rend compte du succès des traitements :
«Dix ans de trithérapie ont changé la face de la maladie»
par Eric FAVEREAU
QUOTIDIEN : vendredi 03 mars 2006
Une révolution thérapeutique, comme il en existe peu dans l'histoire de la médecine. C'était, il y a dix ans, presque jour pour jour, au congrès de Washington : l'annonce de nouveaux traitements antisida, appelés trithérapies car prescrits en association. S'ils ne guérissaient pas le patient, du moins le virus reculait-il. Et, surtout, le patient vivait. Qu'en est-il aujourd'hui ? Entretien avec le Pr Jean-François Delfraissy, directeur de l'Agence nationale de recherches sur le sida (ANRS).
En 1995, près de 5 000 personnes sont mortes du sida, contre environ 350 en 2005...
Les antiviraux ont changé la face de cette maladie. Cela marche, le taux de mortalité dans les pays du Nord s'est effondré. Et ils marchent aussi sous leur volet générique et donc pour les pays du Sud. Quant aux patients qui meurent... Il y a un petit nombre de patients blancs, français, qui ignorent leur séropositivité et arrivent aux urgences à un stade très avancé du sida. Ensuite, il y a des gens qui arrivent eux aussi à un stade avancé aux urgences, mais c'est une population migrante, africaine, souvent féminine, qui connaît en général sa séropositivité. Ils sont en France depuis longtemps mais ne sont pour autant pas entrés dans le système de santé. La troisième catégorie de patients en train de devenir la plus fréquente rassemble les patients co-infectés par le virus de l'hépatite C ; ils décèdent de cirrhose, le virus du sida ayant un effet aggravant sur leur hépatite C. Enfin, il y a les patients dits en échec thérapeutique alors qu'ils sont suivis depuis plus de dix ans. Ils ont connu des traitements successifs. En raison des toxicités des molécules, ils s'épuisent et peuvent décéder.
La grande différence aujourd'hui est qu'il n'y a n'a pas une trithérapie, mais des centaines...
Tout à fait. On a 21 molécules antirétrovirales, permettant une multitude de combinaisons. Et il y a une autre bonne nouvelle : la recherche antivirale se poursuit. On pouvait craindre que les grands laboratoires s'en désintéressent. Il n'en est rien. Il y a ainsi une dizaine de molécules en attente, qui seront disponibles dans les deux années à venir. Si vous faites une comparaison et si vous regardez ce qu'il y a par exemple dans la recherche de nouveaux antibiotiques, il n'y a que deux molécules en attente. Bref, les grandes firmes ont décidé de continuer à investir dans les antiviraux. Parce que la recherche sida reste un modèle.
Au départ, beaucoup s'inquiétaient de la difficulté pour les patients d'avaler une quinzaine de pilules par jour, et cela pendant des années...
C'est un problème inhérent à toute maladie chronique : prendre des médicaments au long cours n'est pas naturel. Aujourd'hui, ces traitements se sont simplifiés, avec beaucoup moins de pilules à prendre : une à deux.
Et quid des effets secondaires ? On a accordé beaucoup d'attention aux lipodystrophies, ce déplacement des graisses sur le corps, si pénible pour le patient...
D'abord les nouvelles combinaisons de molécules entraînent moins de lipodystrophies. Mais surgissent de nouveaux problèmes, cardio-vasculaires en particulier. Cela étant, il ne faut pas se voiler la face : la population VIH, plus que les autres, fume. Les statistiques parlent du double de fumeurs. Et bien souvent ces maladies cardio-vasculaires peuvent être dues au tabac. Reste une interrogation majeure : est-ce qu'il n'y a pas une forme de toxicité à prendre des antiviraux toute sa vie ? On commence à voir des atteintes neurologiques, de type démence précoce chez des patients qui sont pourtant particulièrement bien d'un point de vue immunitaire. Que se passe-t-il ? On ne sait pas trop. De même, certains évoquent un vieillissement précoce. Ce sont deux questions qu'il faut étudier.
Il y a eu récemment l'espoir des arrêts de traitement. C'est-à-dire, pendant quelques mois, le patient se repose et ne prend plus sa trithérapie. Qu'en est-il de cette stratégie ?
Dans les pays du Nord, on est en droit de se demander si l'on va continuer à suivre des patients pendant trente ans. Est-ce qu'il ne faut pas établir d'autres stratégies ? La première est de travailler toujours sur l'éradication du virus. On y a cru un moment, on a peu d'espoir aujourd'hui, il ne faut pas laisser tomber ces recherches. Quant aux interruptions, les résultats publiés au congrès qui vient de se tenir à Denver ont été plutôt décevants. Aujourd'hui, les interruptions ne sont pas conseillées.
En dix ans, les trithérapies ont-elles su s'adapter au fait que, parmi les malades, il y avait des femmes et aussi des enfants ?
Pour les enfants, elles ont su s'adapter, mais avec retard et décalage. Il y a maintenant des sirops, et c'est fondamental car, au début des trithérapies, les résultats n'étaient pas bons chez l'enfant tout simplement parce que les prises ne lui étaient pas adaptées.
Chez la femme, rien n'a été fait en particulier : aucune étude spécifique sur son métabolisme, ni sur les effets des traitements sur la fécondité, ou la ménopause. Or les femmes sont les plus touchées dans le monde. L'industrie pharmaceutique s'est peu préoccupée de cette question. Cela doit être, pour nous, une priorité."
Source Liberation (http://www.liberation.fr/page.php?Article=363819)
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